Alain Ruscio : Aragon et la question coloniale

Christiane Chaulet Achour 

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« Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en définitive, le droit à la personnalité. […] L’heure de nous mêmes a sonné. […] Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné ». Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, 24 octobre 1956 (extraits)

Il est une invisibilité de Louis Aragon dans les études sur les intellectuels français et la guerre d’Algérie, pourquoi ? Serait-ce un manque d’engagement de l’intéressé ou bien un ostracisme vis-à-vis d’un membre éminent du PCF ? C’est cet « oubli » qu’Alain Ruscio entend réparer dans son étude récente, Louis Aragon et la question coloniale. Itinéraire d’un anticolonialiste, que viennent de publier les éditions Manifeste !

Le choix d’Alain Ruscio de suivre chronologiquement le parcours d’Aragon lui permet d’articuler les prises de position directement politiques et partisanes d’Aragon à celles prises par l’écrivain dans le domaine des Lettres. Nous distinguerons ici les deux volets, du choc provoqué par la guerre du Rif à la guerre d’Algérie d’une part et des engagements surréalistes à l’œuvre absolument étonnante qu’est Le Fou d’Elsa, en 1963 d’autre part, ajoutant à la somme d’informations offertes par l’historien quelques références du côté des « dominés » en refus de domination. Car l’intérêt d’une étude qui accroche est de susciter un dialogue

Histoire coloniale et engagements citoyens

Dans Louis Aragon et la question coloniale, les exergues mettent l’accent sur la datation des engagements d’Aragon, une précaution méthodologique d’importance, quel que soit l’écrivain étudié. Synthétisant tout d’abord les raisons qui éclairent l’engagement communiste d’Aragon, Alain Ruscio en vient très vite à son sujet : « Dans ce parcours, nul doute que l’hostilité au colonialisme fut un facteur majeur ». C’est une question présente mais non centrale dans le parcours et l’œuvre de l’écrivain et du militant. Ruscio évoque la silhouette du jeune homme : « une culture prodigieuse mise en valeur par une intelligence rarissime et une certaine propension à la démesure ». André Breton a souligné ce trait de caractère dérangeant, ce grand désir de plaire.

Le début du parcours d’Aragon est marqué par la rencontre déterminante avec André Breton justement, l’aventure surréaliste, la tentation de l’anarchisme et le peu d’intérêt pour les luttes sociales mais une colère contre l’ordre bourgeois. Alain Ruscio voit dans le poème « On vient de loin » un miroir de ce parcours non linéaire. L’essayiste traque dans ces années qui précèdent l’adhésion de l’intellectuel au PC les traces d’un intérêt pour la question coloniale. Il rend ainsi visible un écrit, le chapitre « Agadir » de son projet d’Histoire littéraire non abouti qui contient une allusion à une tension franco-allemande en juillet 1911 qui marqua Aragon alors qu’il avait 14 ans. Cette crise resurgit dans ses romans et ses poèmes, plus tard. Toujours dans ces prémices, Ruscio signale le rejet par Aragon de l’exotisme à la Loti dans le roman non achevé Défense de l’infini (1923-1927) : « Il est mort le genre des Loti, des Claude Farrère […] Elles ne rêveront plus, les jeunes filles, à l’inconstance des marins. Plus de paysages, plus d’escales, plus de conflits entre l’opium et le drapeau, l’amour et le bateau, la mer, plus d’uniformes bleu sombre, plus d’uniformes blancs. Et la casquette, le casque colonial. Fini les mousmés, les geishas, les bayadères, les moukères, les princesses d’Océanie, les almées, les négresses, les petites épouses, toutes les désespérées des ports de mer. Cela ne convient plus à l’époque. […] Quelle puanteur exhalent tous ces cadavres ! » On voit donc qu’Aragon est au cœur de la revendication d’un « Orient » – aux contours définitionnels flous – contre l’Occident. La question coloniale et l’engagement communiste (les deux vont de pair pour Alain Ruscio) s’imposent vraiment à Aragon avec la guerre du Rif au Maroc (1921-1925).

Aragon a affirmé en 1967 qu’« il s’est produit un fait capital pour nous tous, et pas seulement pour moi. La guerre, que nous considérions comme un crime, et dont on nous avait prédit sur tous les tons qu’elle ne se reproduirait plus, la guerre cette fois, c’était la France qui la faisait ». C’est avec cette guerre que les communistes entament leur première grande opposition anticolonialiste, ce qui les rapproche des surréalistes. Mais avec l’intervention des surréalistes au banquet en l’honneur de Saint-Pol-Roux à la Closerie des Lilas, le 2 juillet 1925, la jonction surréalistes/communistes prend du plomb dans l’aile et se solde par une scission dont l’essayiste expose clairement les motifs et les aléas, sur fond d’anti-intellectualisme au PC. Néanmoins, Aragon adhère au parti en 1927.

La troisième circonstance notoire de l’anticolonialisme d’Aragon est L’Exposition coloniale de Paris-Vincennes (mai-septembre 1931) : en écho au récit très intéressant qui en est fait, on peut lire le roman de Michel Ragon,  Ma sœur aux yeux d’Asie (1982). Un Français sur cinq se rendit à cette exposition. « Certains observèrent les indigènes avec étonnement, d’autres avec amusement, mais quasiment tous avec condescendance, paternalisme, ces autres expressions du racisme ». Une contre-Exposition a été organisée mais a été assez ratée, étant donné le peu de moyens pour la maintenir ; elle attira quelques 5000 visiteurs contre les 8 millions de L’Exposition coloniale. Un poème d’Aragon en octobre 1931, s’intitule « Mars à Vincennes ».

L’essai revient avec précision sur la rupture spectaculaire entre Aragon et Breton, au printemps 1932, et sur leurs divergences politiques. Aragon a des responsabilités à l’Union Internationale des écrivains révolutionnaires ; il entre au journal L’Humanité où « il eut peu d’occasions d’analyser et de commenter l’actualité coloniale », à part certaines allusions au Maroc. Il écrit quelques comptes rendus de romans sur l’empire colonial. Sa position est celle du PCF : « C’est l’union du prolétariat et des peuples coloniaux qui en finira avec l’impérialisme français ». Alain Ruscio consacre un paragraphe à l’agression fasciste contre l’Ethiopie en 1935. C’est ensuite la période du Front populaire et la montée du fascisme dans le monde. Le PCF donne à ses revendications une autre direction : étendre les acquis démocratiques aux colonies pour mieux attacher les peuples colonisés à la métropole. Adhérant à cette thèse, Aragon écrit : « Car le territoire de l’Empire, le territoire français, c’est la réalité à laquelle sont attachés les Français » (Ce soir, décembre 1938).

Après 1945, le couple Aragon-Elsa Triolet est sous l’influence du PCF et a une influence majeure à la direction du Comité National des écrivains. Plus que jamais, Aragon rentre dans le rang, même s’il vit un grand malaise en raison de pressions et de vexations. Ruscio rappelle un certain nombre d’épisodes et celui de l’affaire du portrait de Staline par Picasso. Après la Seconde Guerre mondiale, des engagements s’imposent mais sans qu’on puisse affirmer que la classe politique française, toutes tendances confondues, n’ait pris la mesure de l’aspiration à la liberté des peuples colonisés. Des hommages, des protestations mais rien de net : Aragon écrit un « Cantique aux morts de couleur. Caravane de Lorette » (1949). Il est juste de rappeler – et Alain Ruscio le fait d’autant plus que l’Histoire Indochine/Vietnam est son domaine de spécialité –, l’opposition des communistes à la « sale guerre d’Indochine ». Aragon ouvre les colonnes de Ce soir à des articles dans ce sens puis, en 1953, aux Lettres françaises quand il en devient le directeur. C’est dans ces années qu’intervient la relation conflictuelle Aragon/Césaire sur laquelle nous reviendrons.

On entre alors dans la décolonisation algérienne à partir de 1945 et la répression de Sétif. Dans Ce soir (dont Aragon est le directeur), le 8 mai 45, assassins et victimes sont renvoyés dos à dos. Même si ce n’est pas lui qui écrit, il ne pouvait désapprouver ce qui était publié dans son journal. C’est dans ces pages qu’Alain Ruscio souligne qu’Aragon est absent des sommes écrites postérieurement sur l’opposition des intellectuels français à la guerre d’Algérie. Deux faits peuvent être soulignés : la préface qu’il écrit pour le recueil de poèmes de Mohammed Dib, Ombre gardienne ; et sa lettre de démission (L’Humanité, 12 octobre 1960) à l’Association des écrivains combattants lorsqu’elle demande la répression des signataires du manifeste des 121. Comme tous les communistes, Aragon ne l’a pas signé mais il en est solidaire. Pour Alain Ruscio, Aragon a eu trois niveaux d’intervention contre cette guerre : en tant qu’homme politique au Comité central du PCF pour œuvrer à ce que soient écoutées toutes les voix de la gauche. Dans France nouvelle, une rubrique est ouverte sur cette guerre. S’il ne signe pas le Manifeste des 121, il signe, dans Les Temps modernes, avec Elsa Triolet, le texte de Claude Lanzmann. Il a eu aussi une action en tant que directeur des Lettres françaises : plusieurs articles sont des notes de lecture qu’il n’écrit pas lui-même mais qu’il autorise. Enfin, il a eu une action en tant qu’écrivain : dans Les Lettres françaises, entre novembre 1954 et mars 1962, 36 rubriques sont consacrées à la jeune littérature algérienne : ainsi la sortie de Nedjma est indiquée mais sans texte d’Aragon. L’auteur algérien le plus cité est Mohammed Dib. C’est donc ce second volet de l’anticolonialisme d’Aragon que nous allons aborder.

Création littéraire et question coloniale 

Dans la chronologie des prises de position d’Aragon, Alain Ruscio fait une pause d’une quinzaine de pages pour relever, avec minutie et précision, les traces de l’anticolonialisme dans ses romans et affirme que « c’est la quasi-totalité des écrits romanesques d’Aragon qui constituent un décorticage/démystification de l’idéologie coloniale ». Ainsi, s’il n’y a pas un grand roman anticolonialiste d’Aragon, on trouve de nombreuses allusions à la question coloniale en toile de fond. Il passe en revue Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux quartiers (1936), Les Voyageurs de l’impériale (1942-1947), Les Communistes (1949-1951) et, plus tard, La Mise à mort (1965) et Blanche ou l’oubli (1967).

Si l’on tente de dissocier le citoyen de l’écrivain et qu’on accepte que le militant se range, en matière d’anticolonialisme, peu ou prou, derrière son parti, on peut supposer que l’écrivain- intellectuel ait une position plus personnelle, plus originale dans le domaine de la création littéraire qu’elle soit la sienne ou celle des autres. Ce qu’analyse Alain Ruscio, à propos de la question coloniale après la Seconde Guerre mondiale, semble malheureusement s’appliquer à l’intervention des écrivains des colonies, dans le champ littéraire français : « Une France nouvelle, issue de la Résistance, ayant lutté pour l’indépendance nationale, allait-elle être capable de comprendre les évolutions irréversibles du monde, les aspirations devenues tumultueuses des peuples colonisés à un changement de leur statut, voire à l’indépendance ? Il n’en fut rien. Les anciens partis de la IIIe République […] considérèrent que, la guerre mondiale achevée, il faudrait certes réformer, passer à des formes modernisées, assouplies, de la domination coloniale, mais conserver le principe intangible de la présence française. D’où l’émergence du concept d’Union française. Les communistes partagèrent un (trop long) temps  ces conceptions. […] Ce soir, qui reparut après la Libération, toujours sous la direction d’Aragon, creusa le même sillon ».

Aragon et les jeunes écrivains algériens dans Les Lettres françaises

Il semble qu’on puisse reconnaître au poète français une certaine prémonition en ce qui concerne l’Algérie. Toutefois, le jeune Kateb Yacine qui vint à Paris en 1947 pour la conférence qu’il donna sur l’émir Abdelkader, s’est précipité pour rencontrer Aragon, accompagné d’Eluard : « Ces deux hommes étaient pour moi ce que l’Annapurna est pour un alpiniste ». Mais, à sa grande déception, le contact fut froid et mondain. Aucune question ne lui fut posée sur les massacres de Sétif. Les Lettres françaises publieront, néanmoins, un poème de lui.

Par contre, en ce qui concerne Mohammed Dib, Aragon fut un des premiers à attirer l’attention sur son œuvre naissante et le publia à trois reprises.

« Moi qui parle, Algérie,
Peut-être ne suis-je
Que la plus banale de tes femmes
Mais ma voix ne s’arrêtera pas »

Ombre gardienne fit connaître Mohammed Dib. Publié chez Gallimard en 1961, il est préfacé par Aragon qui écrit : « Cet homme d’un pays qui n’a rien à voir avec les arbres de ma fenêtre, les fleuves de mes quais, les pierres de nos cathédrales, parle avec les mots de Villon et de Péguy. Et c’est bien là sans doute un aspect de ce drame algérien, sur quoi tant de gens de chez nous se prononcent avec une certaine légèreté, qu’à l’heure de l’expression la plus haute, ceux-là mêmes qui sont la fidélité à leur peuple aient pour langage, […] pour exprimer l’incernable, ce français, ce clavecin bien tempéré, cet instrument des bords de Loire, ce parler qui est aussi celui des soldats dans la nuit, le vocabulaire du ratissage, le commentaire de la torture et de la faim ». On constate que même dans l’éloge que tisse le poète français au jeune poète algérien, s’affirme une appropriation dans le « trésor » français et non une recherche de singularité pouvant enrichir, en retour, la littérature française. Cette difficile compréhension de ce que pouvaient apporter ces écrivains de l’ailleurs de l’Empire est encore plus patente dans la querelle qui opposa Aragon à Césaire.

Louis Aragon et Aimé Césaire

La « querelle » est bien connue et l’essai en rapporte les éléments essentiels. Son aspect factuel est rappelé avec plus de détails par Marie Frémin dans Césaire en toutes lettres (2013). Leur appartenance au même parti n’a pas empêché des différences dans leurs actions militantes et surtout des positionnements opposées vis-à-vis du surréalisme d’une part et vis-à-vis de l’empire colonial français d’autre part. Ces positionnements entraînent des conceptions profondément différentes de la création littéraire. Par ailleurs, Aragon, s’il s’est voulu attentif aux nouveaux talents, ne faisait guère de place à ceux qui avaient percé. En 1953 lorsqu’il publie le début de sa série : « D’une poésie nationale et de quelques exemples », il est une personnalité de poids dans le paysage politique et littéraire français. Il a 56 ans, il est auréolé de son engagement dans la Résistance et il prône le retour aux formes traditionnelles de la poésie classique, le sonnet entre autres. René Depestre, jeune poète haïtien de  27 ans, du Brésil où il est exilé, se déclare en accord avec les thèses d’Aragon, dans une lettre publiée par Les Lettres françaises, « Réponse à Aimé Césaire. Introduction à un art poétique haïtien » et fait la leçon, en quelque sorte, à son aîné martiniquais.

Plusieurs éléments peuvent être retenus. Aimé Césaire n’est pas un inconnu : son Cahier d’un retour au pays natal a été un  événement poétique en 1939. Durant la guerre, avec son épouse et ses amis, il a animé à Fort-de-France, la revue Tropiques. En 1944, il s’est rendu en Haïti où il a rencontré le jeune Depestre. En 1945, il a été élu maire de Fort-de-France. En 1950, il a édité son Discours sur le colonialisme. Dès ses années étudiantes, avec d’autres étudiants antillais et africains, il a forgé le concept de négritude, contre l’assimilation culturelle du système colonial français et contre le racisme de l’idéologie colonialiste : Aragon avait qualifié la négritude de « métaphysique petite-bourgeoise ». Il n’a pas été publié dans Les Lettres françaises. Il le sera en octobre 1956, une seule fois, pour un article au titre plus que clair, « Donner la parole aux peuples noirs ». Tous ces faits rappelés éclairent le plus fondamental, le choc de deux conceptions de la poésie. Césaire décide de répondre à Aragon, en passant par Depestre, dans la revue Présence Africaine, en avril-juillet 1955. Avec la force poétique et l’ironie mordante qui sont les siennes, il donne comme titre « Réponse à Depestre poète haïtien (éléments d’un art poétique) ». On peut retrouver ce long poème dans le recueil, La Poésie, éditée au Seuil en 1994, sous le titre, « Le verbe marronner ». Nous n’en citons que quelques passages.

C’est une nuit de Seine
et moi je me souviens comme ivre
du chant dément de Boukmann accouchant ton pays
aux forceps de l’orage

DEPESTRE

Vaillant cavalier du tam-tam
est-il vrai que tu doutes de la forêt natale
de nos voix rauques de nos cœurs qui nous remontent
amers
de nos yeux de rhum rouges de nos nuits incendiées
se peut-il
que les pluies de l’exil
aient détendu la peau de tambour de ta voix
marronnerons-nous
Depestre marronnerons-nous ?
[…]

C’est vrai ils arrondissent cette saison des sonnets

pour nous à le faire cela me rappellerait par trop

le jus sucré que bavent là-bas les distilleries des mornes

quand les lents bœufs maigres font leur rond au zonzon

des moustiques

Ouiche ! Depestre le poème n’est pas un moulin à
passer de la canne à sucre ça non
et si les rimes sont mouches sur les mares
sans rimes
toute une saison
loin des mares
moi te faisant raison
rions buvons et marronnons
[…]
au fait est-ce que Dessalines mignonnait à Vertières**

Camarade Depestre
C’est un problème assurément très grave
des rapports de la poésie et de la Révolution
le fond conditionne la forme
et si l’on s’avisait aussi du détour dialectique
par quoi la forme prenant sa revanche
comme un figuier maudit étouffe le poème
mais non
je ne me charge pas du rapport

j’aime mieux regarder le printemps. Justement
c’est la révolution
[…] »

Dans sa première version, après « Vertières », trois vers existaient et ont ensuite étaient supprimés :

« et pour le reste
que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds
Fous-t-en Depestre fous-t-en et laisse dire Aragon ».

Comme l’a remarqué Maryse Condé en 2001, Aragon ne s’est pas exprimé ni sur ce ralliement de Depestre, ni sur la réplique de Césaire. Silence dommageable. La réponse de Césaire provoque tout un débat au sein de la communauté des écrivains « francophones » dans la revue Présence Africaine dans laquelle tous ceux qui s’expriment se rallient aux thèses de Césaire : Senghor, Gratiant, David Diop, entre autres alors que, dans le même temps, se déploie un autre débat autour du roman entre Mongo Beti et Camara Laye. « Le verbe marronner », à partir de l’adjectif « marron », « se disait des esclaves qui s’étaient enfuis pour vivre en liberté ». On voit ici que le verbe décliné par Césaire prend tout son sens, transposé en poésie. En rappelant les noms des rebelles, Boukmann, Dessalines, en rappelant la bataille de Vertières, c’est à une autre Histoire qu’il se réfère pour revendiquer la pleine liberté de création des écrivains « nègres ». Il entend, comme l’écrit Romuald Fonkoua (2010) « repenser leur esthétique » et contribue ainsi « à l’autonomie d’un champ littéraire nègre ». Dans cette querelle qui touche bien la question coloniale, Aragon a raté le coche.

Pierre Juquin rappelle dans sa préface à l’essai d’Alain Ruscio qu’Aragon, dans un discours à Moscou le 8 mai 1958, critique le discours prononcé par Albert Camus pour le Nobel : l’erreur de Camus est de ne revendiquer dans la culture que l’héritage de l’Occident : « d’accord avec lui s’il dit qu’on ne peut interrompre une respiration, et qu’il nous faut réclamer notre héritage, pour que survive la culture. Je réclame tout l’héritage humain où la discrimination entre l’Orient et l’Occident ne peut être que le fait d’une guerre préparée, et la négation d’un avenir au nom d’un passé mutilé ». A-t-il pu le faire lui-même pour Césaire ? C’est justement la réalisation d’une prise en charge d’une grande part de l’héritage humain auquel s’attèle Aragon avec Le Fou d’Elsa. Pour continuer l’essai, il m’a semblé intéressant de rappeler la prise en charge de ce texte stupéfiant par un poète maghrébin, Jamel Eddine Bencheikh.

Jamel-Eddine Bencheikh et Aragon

Dans cette ouverture de la création à une autre culture, il est intéressant de rappeler brièvement l’apport d’un poète et intellectuel maghrébin. En effet, la lecture d’Aragon nourrit à la fois l’écriture de réflexion et  l’écriture de création de Jamel-Eddine Bencheikh, ces deux écritures s’intéressant à un certain versant de la création du poète français, celle qui a à voir avec l’Andalousie musulmane, avec la poésie d’amour et la réflexion mystique. C’est parce qu’Aragon s’empare de la culture arabo-musulmane dans son cadre andalou que Bencheikh revient toujours à lui ; car c’est essentiellement Le Fou d’Elsa qui a fait de lui un lecteur d’Aragon. Il est à noter que d’autres écrivains du Maghreb ont écrit aussi sur cette œuvre. C’est le cas d’Habib Tengour, Youcef Nacib, Abdelkebir Khatibi et Hawa Djabali. La séduction qu’exerce un texte conduit, dans le meilleur des cas, à dépasser l’imitation pour offrir une nouvelle création. Dans la préface aux Yeux d’Elsa, Aragon affirmait : « il n’y a poésie qu’autant qu’il y a méditation sur le langage, et à chaque pas réinvention de ce langage. »

La lecture d’Aragon s’est déployée, pour Jamel Eddine Bencheikh, de l’enseignement à l’essai, de la lecture-spectacle à la création. On peut repérer ces apports de 1964 à 2002. L’enseignement du Fou d’Elsa à la Faculté des Lettres d’Alger, a été proposé en licence de Lettres, dès sa sortie, en 1963-1964. Un témoignage de Jacques Huré en atteste en 1998 : « C’était aussi l’époque de la publication du Fou d’Elsa d’Aragon. L’œuvre, à priori déconcertante, venait ressusciter la mémoire de l’Andalousie musulmane à travers le destin tragique d’une voix lyrique inspirée d’un modèle persan. Jamel Eddine Bencheikh se saisit de cette somme qui avait séduit en lui le comparatiste et le poète. Il l’introduisit alors dans le champ de son discours pédagogique… Il faudra trente ans pour qu’un colloque universitaire, organisé autour de cette œuvre, étudie les effets de sa réception ». Ce colloque a été organisé à Grenade en 1995.

En 1981, le premier recueil poétique du poète maghrébin paraît à Rabat, « Le joueur de flûte » dans Le Silence s’est déjà tu avec des citations explicites, des rythmes poétiques intégrés, des thèmes convergents de l’écriture d’Aragon. Au moment où le joueur de flûte invective le poète, les deux protagonistes de ce conte-poème, lui reprochant d’emprunter des signes à l’autre culture et à l’autre langue, il dénonce avec véhémence le vol perpétré par Aragon, non nommé mais aisément identifiable : celui qui a pris « la folie du Madjnun pour Layla » et qui a ainsi tendu aux Arabes un miroir déformé de leur propre culture : « Et pour mieux raconter son histoire et boire le temps de l’avenir, il a tellement dénaturé les noms, les lieux et les paysages, et même le feu de la folie, que vous êtes devenus étrangers à vous-mêmes, sans reconnaître votre bien qu’on prétend vous offrir. O notre quibla désertée ! »

Le joueur de flûte est choisi comme porte-parole d’une conception chauvine de l’emprunt : seul un natif de la culture en question pourrait s’en inspirer valablement ; tout emprunt d’un « étranger » est alors cloué au pilori. D’autres passages de ce conte-poème renvoient à Aragon. Ce premier conte-poème, écrit en pleine immersion dans la lecture de l’œuvre, met bien en scène le conflit des sources et des acquis ultérieurs, conflit résolu par le chant poétique, tension perceptible et consubstantielle même à toute écriture dite « francophone ». Ce n’est pas un « drame », comme l’affirmait Aragon pour Mohammed Dib, mais une injonction à créer dans la pluralité sans renoncer à ses sources.

La même année, Bencheikh donnait une lecture-spectacle du Fou d’Elsa aux Amandiers. En Avignon, en juillet 1992, il réitérait une lecture, avec la Société des Amis d’Elsa Triolet et Louis Aragon. Sa présentation éclairait les raisons de la re-connaissance de cet aîné de la poésie française, se lançant dans l’aventure de la pénétration de la culture musulmane, en donne les piliers les plus structurants : « Le Fou d’Elsa d’Aragon s’inscrit dans la tradition française du roman hispano-mauresque mais en la bouleversant. Il se situe dans la Grenade musulmane du XVe siècle où il convoque aussi bien le passé arabe et persan que le futur espagnol et français. 1490 voit se dérouler le même drame que celui qui devait survenir en 1940.
L’œuvre s’imprègne de la culture musulmane mais suit l’aventure du couple vécu par Medjnoûn et Leïla, Calixte et Mélibée, Don Juan, Pétrarque et Laure, René et Nathalie, Elsa. Elle brûle encore de cette passion des Fous de Dieu que furent Al-Hallâdj, Maïmonide, Jean de la Croix et Thérèse de Jésus.
Elle naît enfin à la croisée des écritures : histoire, roman, journal, théâtre, ballet, chant, poème qui prend souvent la forme strophique des compositions arabo-andalouses.
Elle est non seulement un chant grave d’espérance humaine mais un des textes les plus beaux, né au confluent de trois grandes civilisations ».

Enfin, en mars 2002, à L’Institut du Monde Arabe à Paris, il ne conçoit pas seulement le montage mais il prête sa voix au Medjoun.

Dans la foulée de la lecture érudite entamée avec l’enseignement algérois, l’universitaire a publié plusieurs articles dans des revues ou des actes de colloque, entre 1970 et 1997. Il est, souvent, de plus en plus difficile de distinguer entre lecture érudite et lecture-miroir, celle où Bencheikh mêle intimement sa voix à celle d’Aragon. Un titre peut en rendre compte, en 1997, dernier article édité : « Ici sais-je si c’est l’auteur ou Aragon qui parle ? ». Par ailleurs, les œuvres de création de Bencheikh font toutes une place au Fou d’Elsa. Notons qu’il a participé à l’édition des œuvres complètes d’Aragon en Pléiade pour Le Fou d’Elsa.

L’essayiste érudit étudie la manière dont Aragon sert et se sert de la culture arabo-musulmane. Aragon suivit les cours de Jacques Berque qui déclara, en 1993 : « C’était un artiste extrêmement consciencieux et érudit, qui a dépouillé, pour écrire Le Fou d’Elsa, la valeur d’une bibliothèque, incluant dans son livre d’incroyables détails que seuls peuvent connaître les spécialistes ». Les études de Bencheikh expliquent les écarts, les libertés que se donne Aragon volontairement ou involontairement. Ce qui frappe aussi, au fur et à mesure de la lecture de ces textes plus universitaires, c’est que l’équilibre entre distance érudite et adhésion poétique se défait au profit de la seconde. Il précise qu’il était impossible à Aragon de saisir l’extrême complexité de la doctrine musulmane et il n’était pas dans ses intentions d’en faire un exposé systématique. Bencheikh ne se met pas en position de juge d’authenticité d’Aragon puisque ce n’est pas l’exactitude de l’emprunt que le poète français fait à la culture andalouse qui le retient mais la faculté qu’il a eue d’y pénétrer et de l’adapter à son univers tout en s’enrichissant de son commerce. Néanmoins, il profite de ses différentes études pour introduire des rectifications, pour donner des précisions, pour combler des lacunes. C’est une attitude constante dans sa pratique d’arabisant français que de transmettre cette culture non comme un exotisme approximatif mais comme une information fondée sur un savoir. En quelque sorte, à la faveur de l’hommage qu’il rend à Aragon pour l’originalité de sa démarche d’aller vers cette interculturalité-là peu « fréquentée » en Europe, il amplifie une conviction qui lui est chère d’offrir aux lecteurs autre chose que de « l’orientalo-niaiserie ». Dans cette perspective, l’interprétation poétique ne peut se passer de la précision érudite.

Dans l’ensemble consacré à Aragon  par les éditions Stock, en 1997, il écrit, lui le spécialiste des Mille et une nuits : « Ce vieillard à cheveux longs est venu mêler sa légende à l’histoire pour y parler d’amour. Et c’est déjà une folie : à prendre ainsi le malheur des autres on découvre bientôt les siens :

L’histoire ici que je raconte
Est la mienne mais autrement
Et cependant au bout du compte
C’est même amour et même honte
Que le secret de ce roman.

Et lorsque ce fut la centième nuit, Schéhérazade dit : On raconte encore, Sire, Roi bienheureux, qu’en 2492, mille ans après la prise de Grenade, un poète arabe, fou de l’amour qui restait à inventer, désespéré de voir que les hommes mettaient leur génie à détruire le monde, voyant les mers s’assécher et les enfants ne respirer que sous un masque, fit venir dans sa ville à la veille d’être prise un poète nommé Louis Aragon, et le supplia de lui tendre un miroir et de l’y laisser scruter quelques instants le visage de l’avenir ». On a ainsi franchi toutes les étapes qui, d’une lecture enthousiaste d’une œuvre  déconcertante dans le champ littéraire français en 1963, ont conduit à une réappropriation par différentes voies et à un dépassement ouvrant à une parole créatrice originale. Le poète prévenait : « Il faut longtemps parfois pour qu’une parole incomparable trouve en vous une profondeur où elle devient féconde. »

L’ouverture à l’autre et à ce qui le différencie est bien un anticolonialisme en profondeur dans la création. Rappelons, pour conclure, un passage de la Lettre à Maurice Thorez d’Aimé Césaire : « ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent ». Rappelons aussi un passage d’Elsa Triolet dans La mise en mots (Skira, 1969) « Une trouvaille c’est quelque chose sur quoi on est tombé sans qu’on l’ait cherché, quelque chose d’inattendu et d’heureux. […] Le talent dans le domaine de l’art, c’est de reconnaître la trouvaille comme telle quand elle se présente. Savoir trouver. […] Que le talent d’entendre. Créer est aussi difficile que d’être libre ».

Alain Ruscio, Aragon et la question coloniale. Itinéraire d’un anticolonialiste, préface de Pierre Juquin, éditions Manifeste !, collection Petites Ligatures, octobre 2022, 191 p., 12 €

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