Michael Löwy, Olivier Besancenot, Marx à Paris, 1871. Le Cahier bleu de Jenny (Dissidences)

Revue Dissidences

Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque (avec la complicité de Christian Beuvain)

Depuis 2007, Olivier Besancenot et Michael Löwy – respectivement leader du NPA et sociologue, également proche de ce parti – tous deux de générations différentes, ont signé ensemble plusieurs ouvrages, consacrés successivement à Che Guevara, aux liaisons entre anarchistes et communistes, ou à la question du temps de travail. Cette fois, ils souhaitaient contribuer à leur façon au cent cinquantième anniversaire de la Commune de Paris. Pour cela, ils signent un ouvrage décalé, qui semble relever du roman avant de finalement révéler sa nature profondément didactique.

L’introduction raconte en effet par quel biais ils ont eu connaissance d’un document historique inédit, un cahier écrit de la main de Jenny, une des trois filles de Karl Marx, qui s’était transmis dans la famille au fil du temps. On reconnaît là un procédé très usité en littérature, qui comporte en outre, pour ce cas précis, un clin d’œil à Lénine : le cahier bleu fait référence à ce cahier que Lénine avait rempli jusqu’à l’été 1917, pour préparer ce qui allait devenir son essai L’État et la révolution, et qui fut bien plus tard édité par Georges Labica en 19771 ; à l’intérieur, des notes de lecture et des citations, en particulier de Marx et Engels. On saisit bien l’invitation qui nous est faite de retourner vers le passé pour en tirer des leçons d’avenir2. Car Jenny est censée avoir consigné, dans ce cahier, le récit du voyage qu’elle aurait entrepris, en avril 1871, avec son père, au cœur de Paris et de sa Commune.

e choix de faire de Jenny la narratrice est sans aucun doute une illustration de la place actuelle prise par les luttes des femmes, luttes que l’on retrouve d’ailleurs abondamment présentées et commentées dans le livre. Marx rencontre même Louise Michel, constatant certaines convergences avec elle, comme un écho inversé de la réconciliation rêvée par les deux auteurs entre marxistes et anarchistes… même si Louise Michel, jusqu’alors républicaine radicale proche des blanquistes, n’est devenu libertaire qu’après 1880, à son retour du bagne. Les autres personnalités rencontrées par Marx et sa fille sont Léo Frankel, chez qui ils logent, Eugène Varlin, tous deux de l’AIT, et même, au détour d’une promenade dans Paris, un certain Arthur Rimbaud ; l’occasion pour Marx, également, de fustiger la contre-révolution incarnée par le nouveau Paris d’Haussmann. Les connaisseurs de l’œuvre marxienne, et en particulier de l’essai La Guerre civile en France, retrouveront certaines des réflexions du penseur allemand sur la Commune : ses critiques, sur les erreurs de tactique militaire ou sur la pusillanimité à l’égard de la Banque de France, mais aussi son enthousiasme à l’égard de cette expérience de révolution ouvrière sans précédent.

L’accent est alors mis par Michael Löwy et Olivier Besancenot sur les coopératives et l’autogestion – terme anachronique pour l’époque –, un modèle pour aujourd’hui qui fut pourtant minoritaire dans la Commune réelle, aussi bien au niveau du Conseil que des clubs. De même, l’accent mis sur la destruction par le feu de la guillotine est trompeur, dans la mesure où il ne s’agissait que d’une initiative d’un sous-comité de gardes nationaux du XIe arrondissement et non d’une décision du Conseil de la Commune3. Un optimisme que l’on pourra trouver légèrement excessif traverse donc le pseudo récit de Jenny, celui d’une Commune qui aurait quasiment subsumé les différences partisanes – jacobins, blanquistes, proudhoniens, rares socialistes, etc. – au profit d’un modèle pour le futur, dans lequel on retrouve ce point d’attraction représenté à notre époque par la Commune de Paris. Référence ayant retrouvé de sa vigueur avec la déconsidération globale des expériences révolutionnaires communistes du court XXe siècle, espoir fantasmé également d’un rassemblement, d’une unité, à la lumière d’une extrême gauche actuelle toujours durablement divisée, encore davantage que par le passé, au moins en suivant de nouvelles lignes de fracture s’ajoutant à celles de la longue durée…

En dehors du scénario parfois difficilement crédible d’un Marx venu incognito à Paris et réussissant à le rester durant son bref séjour, on notera que les auteurs n’ont pas profité de l’occasion pour initier une alternative uchronique dans laquelle Marx aurait remplacé Blanqui comme acteur déterminant de la Commune, préférant offrir un récit avant tout pédagogique de l’épisode révolutionnaire. Nous sommes là en présence de l’écriture d’un nouveau récit communard4, écrit sous le surplomb d’un arsenal de thèmes et d’arguments très (trop ?) actuels (primauté accordée aux lutte féministes, au risque d’anachronismes, évacuation d’une certaine violence politique radicale, etc.), arsenal bien différent des topoï du centenaire en 1971, époque du « gauchisme flamboyant », ou du récit communiste qui domina si longtemps cette histoire. Comme pour la révolution bolchevique5, Olivier Besancenot relit donc la Commune à l’aune du moment présent et de l’optique qui est celle d’une grande partie des extrêmes gauches, de nos jours.

1V. I. Lénine, Le Cahier bleu. Le marxisme quant à l’État, édition établie par Georges Labica, Bruxelles, éditions Complexe, collection « Dialectiques », 125 pages, 1977.

2Ce clin d’œil à Lénine n’est pas isolé, puisqu’à un moment, Marx évoque la France de la Commune comme étant le maillon faible de la « chaîne de domination » ayant rompu le premier, – fausse – anticipation de la célèbre formule de Lénine…

3Lire, sur le blog très riche et bien documenté de Michèle Audin, son article sur cet événement, https://macommunedeparis.com/2016/05/21/non-la-commune-na-pas-19-brule-la-guillotine/

4Également, pour cerner comment s’invente un autre récit de la Commune, voir Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, Paris, La Découverte, 2021. Bientôt une recension sur ce blog.

5Olivier Besancenot, Que faire de 1917 ? Une contre-histoire de la révolution russe, Paris, Autrement, collection « Essais-document », 2017, et sa recension sur notre blog, https://dissidences.hypotheses.org/8762